
L’artisanat tunisien reflète des siècles de savoir-faire transmis de génération en génération, depuis les souks de la médina de Tunis jusqu’aux ateliers contemporains. Secteur employant 350 000 personnes et contribuant à 3,8% du PIB, cet héritage culturel fait aujourd’hui face aux défis de la mondialisation tout en préservant son authenticité.
Les berceaux de l’artisanat tunisien : de la médina de Tunis aux ateliers de Nabeul
La Tunisie abrite des centres artisanaux répartis sur l’ensemble du territoire, chacun développant des spécialités transmises de génération en génération. Ces foyers de création emploient environ 350 000 personnes et contribuent pour 3,8% au PIB national, tout en préservant des techniques séculaires menacées par les bouleversements économiques récents.
La médina de Tunis : organisation traditionnelle des métiers
Au coeur de la capitale, les souks de la médina fonctionnent selon une logique héritée de l’époque médiévale. Chaque corporation occupe un quartier délimité : les tanneurs se regroupent dans le Souk el-Blaghgia, les bijoutiers dans le Souk des Orfèvres, les vendeurs d’épices près de la mosquée Zitouna, tandis que les tisserands travaillent dans des ruelles étroites où résonnent le cliquetis des métiers à tisser. Cette concentration géographique facilitait historiquement l’approvisionnement en matières premières et le contrôle de la qualité par les corporations.
Depuis 2011, l’atmosphère a changé. Les échoppes restent ouvertes mais les flux touristiques ont diminué de façon drastique après la révolution et les attentats de 2015. Le calme règne désormais dans ces ruelles autrefois grouillantes d’activité, obligeant les artisans à adapter leurs stratégies commerciales vers les marchés locaux et l’export.
Nabeul : premier pôle de production artisanale
Située sur la péninsule du Cap Bon, Nabeul représente le plus grand centre de fabrication artisanale du pays. Le secteur y emploie plus de 23 000 personnes, avec une présence remarquable de jeunes femmes dans les ateliers de céramique et poterie. Ces ouvrières maîtrisent le tournage, l’émaillage et la décoration de pièces destinées aussi bien au marché domestique qu’à l’exportation.
Les ateliers nabeuliens travaillent principalement l’argile locale, façonnée selon des techniques ancestrales avant cuisson dans des fours traditionnels. La production comprend des assiettes décoratives, des vases ornementaux et des carreaux de faïence aux motifs géométriques caractéristiques de l’artisanat tunisien.
Djerba et Guellala : tradition potière ancestrale
Sur l’île de Djerba, le village de Guellala perpétue un savoir-faire ancestral. Les potiers y utilisent encore des tours à pied et des fours traditionnels. L’argile extraite localement permet de fabriquer des jarres monumentales, des plats traditionnels et des objets utilitaires qui équipent toujours les cuisines tunisiennes.
Autres foyers artisanaux régionaux
| Ville | Spécialité | Matière première |
| Tozeur | Vannerie, tissage | Fibres de palmier |
| Sfax | Broderie, cuivre martelé | Fils de soie, cuivre |
| Sousse | Textile, tapisserie | – |
| Bizerte | Ferronnerie, sculpture | Fer forgé |
| Sidi Bou Saïd | Cage à oiseaux, ferronnerie | Bois d’olivier, métal |
Chaque région développe des techniques adaptées à ses ressources naturelles. À Tozeur, dans le désert, les artisans travaillent les fibres végétales du palmier dattier pour créer des paniers et des nattes. Sfax brode ses costumes traditionnels avec une finesse reconnue dans tout le pays. Sousse produit des tapisseries murales aux couleurs chatoyantes, tandis que Bizerte forge des grilles et des luminaires ornementaux.
La baisse du tourisme affecte inégalement ces centres. Les artisans orientés vers les visiteurs étrangers ont vu leur chiffre d’affaires chuter, les contraignant à explorer de nouvelles voies comme la vente en ligne ou la participation à des salons internationaux pour maintenir leur activité.

L’éventail des créations artisanales : objets d’art, accessoires et produits du terroir
Des tapis traditionnels aux créations design contemporaines
Le patrimoine textile tunisien se décline en plusieurs catégories reconnues mondialement. Les kilims, tissés à plat selon des motifs géométriques berbères, côtoient les mergoums aux couleurs vives caractéristiques du Sud tunisien. Le flij, tapis à poils ras, témoigne du savoir-faire des tisserandes qui perpétuent ces techniques ancestrales. Les haml et machta, couvertures traditionnelles en laine de mouton, témoignent du savoir-faire transmis de génération en génération dans les régions montagneuses.
| Type de tapis | Technique | Région d’origine | Prix moyen (DT) |
| Kilim | Tissage à plat | Centre et Sud | 150-400 |
| Mergoum | Points noués | Gafsa, Tozeur | 200-600 |
| Flij | Poils ras | Kairouan | 300-800 |
Céramique, mosaïque et objets décoratifs pour la maison
La céramique de Nabeul se distingue par ses décors bleu cobalt sur fond blanc ivoire. Les ateliers produisent des planches à découper (diamètre 28,9 cm, largeur 42 cm) vendues autour de 25 DT, idéales comme plateaux de fromages lors des événements. Les créations en mosaïque atteignent des valeurs remarquables : une grande table peut coûter environ 3 000 dinars avant taxes et frais d’envoi. Les tableaux muraux constituent des souvenirs prisés par les particuliers américains qui recherchent des pièces uniques pour leurs résidences.
Le cuivre martelé reste une spécialité ancestrale : bonbonnières en verre soufflé avec couvercle en cuivre (95 DT), bols traditionnels, plateaux ciselés à la main. Ces objets allient fonctionnalité quotidienne et esthétique raffinée, transformant chaque ustensile de cuisine en oeuvre décorative.
Bijouterie berbère et accessoires en argent
Les épingles berbères incarnent l’art de la bijouterie utilitaire. Ces grandes épingles servent de fermoir aux voiles traditionnels que portent les femmes lors de la Journée nationale du costume. D’après la statuaire, le principe de cette fixation semble remonter à l’Antiquité romaine. Les artisans démontrent leur créativité à travers les ornements qui transforment ces accessoires pratiques en véritables parures. Les boucles de ceinturon en argent massif complètent la gamme des 26 références disponibles dans la catégorie bijoux et accessoires.
Produits du terroir et cosmétiques naturels
Les savons artisanaux handmade 100% bio représentent une nouvelle génération de produits. Le savon à base d’argile verte (43g, 7 DT) convient aux peaux mixtes, tandis que la version à l’argile rose (43g, 7 DT) cible les épidermes sensibles. Ces créations contemporaines témoignent de l’adaptation du secteur aux demandes actuelles en matière de cosmétique naturelle.
Catalogue des créations disponibles par catégorie
- Vêtements : 8 références incluant habits traditionnels et accessoires mode
- Produits de terroir : 36 articles entre savons, épices et spécialités régionales
- Maison & décoration : 72 objets (tentures murales, céramiques, textiles)
- Jouets : 12 créations artisanales pour enfants en bois d’olivier
- Bijoux & accessoires : 26 pièces en argent et matériaux nobles
- Art de la table : 40 ustensiles (plateaux, bols, couverts en bois)
Les prix pratiqués varient selon la complexité des pièces : de 20 DT pour les petits objets décoratifs à 95 DT pour les bonbonnières travaillées. Les objets en bois d’olivier sculptés à la main, les ustensiles de cuisine traditionnels et les planches à servir en céramique (30 DT) s’inscrivent dans une fourchette intermédiaire accessible aux consommateurs locaux et visiteurs.

L’artisanat tunisien face à la modernité : défis économiques et rayonnement international
Un secteur économique vital confronté à des tensions structurelles
L’artisanat tunisien emploie environ 350 000 personnes, soit 9,7 % de la main-d’oeuvre nationale, et contribue à hauteur de 3,8 % au PIB du pays. Les exportations du secteur atteignent 2,32 % du total national, représentant 50 millions de dinars. En 2024, le volume global des exportations s’élevait à 160 millions de dinars (environ 55 millions de dollars), avec plus d’un tiers orienté vers le marché américain. Ces chiffres témoignent du poids économique du secteur, mais aussi de sa dépendance à un marché unique, situation qui le fragilise face aux fluctuations commerciales internationales.
La région de Tunis et celle de Nabeul concentrent la majeure partie de la production artisanale, la première pour la diversité de ses créations et la seconde pour la céramique. Cependant, la survie des ateliers traditionnels reste menacée par des coûts d’exportation prohibitifs. Pour une mosaïque d’une valeur de 3 000 dinars, les taxes et frais d’envoi s’élèvent actuellement entre 1 200 et 1 600 dinars, grevant la rentabilité des artisans qui travaillent principalement avec des particuliers à l’étranger. Cette situation pousse certains créateurs à abandonner l’export ou à revoir leurs prix à la baisse, au détriment de la qualité.
Diversification des marchés et nouvelles stratégies commerciales
Face à la dépendance au marché américain, le ministère du Commerce tunisien et l’Office national de l’artisanat ont lancé des projets visant à réduire les coûts d’envoi et de livraison vers les États-Unis, tout en explorant de nouveaux débouchés commerciaux. L’Afrique subsaharienne devient une cible prioritaire : en 2024, la Tunisie a participé à des salons au Cameroun et au Nigeria, et prépare une présence marquée en Côte d’Ivoire pour 2026. Ces initiatives s’inscrivent dans une logique de diversification géographique, mais aussi dans la volonté de toucher des marchés culturellement proches, où les créations tunisiennes peuvent trouver un public sensible à l’authenticité des savoir-faire.
| Destination | Part des exportations 2024 | Objectif 2026 |
| États-Unis | Plus d’un tiers | Réduction des coûts d’envoi |
| Europe (dont Paris) | 30 % | Maintien et valorisation |
| Afrique subsaharienne | 5 % | Expansion (Côte d’Ivoire, etc.) |
| Autres marchés | 17,7 % | Consolidation |
Parallèlement, Paris reste un lieu de référence pour la promotion de l’artisanat tunisien, notamment à travers des expositions et des boutiques spécialisées. Toutefois, la capitale française ne suffit plus à absorber la production nationale. La multiplication des canaux de distribution devient nécessaire pour assurer la pérennité du secteur.
Innovation et réinvention de l’expérience client
Pour renouveler l’image de l’artisanat tunisien, des initiatives contemporaines émergent. Le concept store Elyssa, créé par Cyrine Cherif, propose une expérience immersive où chaque pièce raconte une histoire et où le visiteur est invité à découvrir les savoir-faire dans un cadre soigné. Ce type d’espace dépasse la simple vente : il valorise les créations comme des objets d’art et repositionne l’artisanat dans une dynamique de design contemporain.
La plateforme numérique Artisans d’Art, développée en partenariat avec l’Action Associative et Cideal (financée par l’Union européenne), offre une vitrine en ligne aux créateurs et aux petits métiers en voie de disparition. Ce marketplace vise à toucher une clientèle internationale tout en préservant la mémoire des techniques ancestrales. Les artisans peuvent y présenter leurs produits, échanger avec d’autres créateurs et accéder à des formations.
Exemples d’innovations récentes
- Savons artisanaux de 43 g à base d’argile verte et rose (prix : 20-30 DT)
- Planches à découper en céramique (diamètre 28,9 cm, prix : 40-50 DT)
- Objets de décoration murale inspirés des motifs berbères (prix : 60-95 DT)
- Bijoux contemporains en argent avec épingles berbères revisitées (prix : 80-150 DT)
Salons et événements de promotion
Le Salon de création artisanale, qui rassemble 190 artisan·e·s et entreprises artisanales de toutes les régions du pays, constitue un rendez-vous annuel pour valoriser la diversité des créations tunisiennes. Tapis noués, kilims, mergoums, flij, haml, machta, tentures murales, produits en fibres végétales et broderies manuelles y sont présentés. Le salon comporte plusieurs pôles : un pôle commercial, un pôle « Patrimoine artisanal » qui retrace l’évolution des techniques textiles, et un pôle concours d’innovation dédié au textile mural et à la tapisserie tissée.
Le Centre technique de l’innovation et de la rénovation dans la tapisserie et le tissage propose des projets de modernisation des techniques de production et d’accompagnement des artisan·e·s. Toutefois, l’impact réel sur le terrain, notamment dans les régions intérieures, reste à consolider.
« L’Afrique, c’est important pour nous. Cette année, on a eu deux participations qui étaient bénéfiques pour le secteur de l’artisanat, au Cameroun et aussi au Nigeria. Et on aura en 2026 une participation importante en Côte d’Ivoire. »— Leila Maslati, directrice de l’Office de l’artisanat
Enjeux de transmission et de renouvellement
La transmission des savoir-faire reste une priorité. Le programme « Parole aux femmes », financé par l’Union européenne, et l’appel à propositions Creative Tunisia destiné aux associations tunisiennes dans le domaine de l’artisanat et du design, visent à soutenir les initiatives locales. L’Artisanerie Tour, qui cible les jeunes de 18 à 35 ans porteurs de projets dans l’artisanat, le design et l’écotourisme, encourage la relève générationnelle.
Cependant, la préservation des traditions ne doit pas se transformer en folklore figé. Les jeunes créateurs, notamment ceux récompensés lors du Prix des jeunes artistes de la galerie TGM, réinterprètent les années 90 et les motifs traditionnels pour proposer une esthétique contemporaine. Cette démarche permet de toucher une clientèle internationale en quête d’authenticité et de modernité.
Défis et perspectives d’avenir
La hausse des tarifs douaniers imposée par les États-Unis (25 % supplémentaires appliqués depuis le 7 août 2025) fragilise davantage le secteur. Les artisans comme Karim Bairam, mosaïste et sculpteur, voient leurs marges se réduire. Pour une pièce vendue 3 000 dinars, les taxes et frais d’envoi peuvent atteindre 1 600 dinars après application des nouvelles surtaxes. Cette situation contraint les créateurs à repenser leur modèle économique et à se tourner vers des marchés alternatifs.
La crise touristique post-2015 a également impacté les ventes locales, obligeant les artisans à chercher des débouchés à l’export. Toutefois, la diversification géographique ne suffira pas si les coûts de transport restent élevés. Les projets de relance avec le ministère du Commerce doivent aboutir rapidement pour éviter la disparition de nombreux ateliers.
En 2025, l’artisanat tunisien se trouve à la croisée des chemins : entre préservation des traditions ancestrales et adaptation aux exigences du marché mondial, entre valorisation du travail manuel et intégration des outils numériques, entre dépendance à un marché unique et ouverture vers de nouveaux horizons. Les initiatives récentes montrent une volonté de modernisation, mais leur succès dépendra de la capacité du secteur à s’organiser collectivement et à bénéficier d’un soutien institutionnel durable. Les 350 000 artisan·e·s tunisien·ne·s, qui représentent près de 10 % de la main-d’oeuvre du pays, méritent une politique ambitieuse à la hauteur de leur savoir-faire et de leur contribution au rayonnement culturel et économique de la Tunisie.